Carmes – Spiritualité de l’ordre des

1937

Encyclopaedic article (French)

 

Carmes (Spiritualité de l’ordre des)

[1]

1. En dehors de la réforme de Sainte Thérèse. – 2. L’Ecole mystique thérésienne.[2]

I. – En dehors de la Réforme de Sainte Thérèse

1. Antiquité de l’École Carmélitaine. – 2. Éléments primitifs et fondamentaux: a. L’imitation d’Élie. – b. La vénération de la Sainte Vierge. – 3. Vocation spéciale à la vie mystique. – 4. Idées propres sur la vie mixte. – 5. La contemplation reste ‘la meilleure part’. – 6. Amour particulier de la solitude. – 7. Exercice de la présence de Dieu. – 8. Adoration et vénération du Très Saint-Sacrement. – 9. Résonance de l’idéal chevaleresque. – 10. Milieu harmonieux [157] entre contemplation infuse et contemplation acquise. – 11. Connexions intimes des éléments sensibles, intellectuels et affectifs de la contemplation. – 12. Déclins et réformes. – 13. Mitigation de la Règle. Appel à l’oraison méthodique. Le bienheureux Jean Soreth. – 14. La mitigation de la Règle et l’abstinence. – 15. Fondation des Carmélites sous la Règle mitigée. – 16. Les affinités de l’École carmélitaine avec Ruusbroec et la Dévotion moderne. – 17. La stricte observance sous la Règle mitigée. L’École de Touraine et Jean de Saint-Samson. L’Aspiration. – 18. Deux branches du même tronc.

1. Antiquité de l’École Carmélitaine

Sainte Thérèse d’Avila et saint Jean de la Croix n’ont point eu d’autre but que de rendre à l’ordre du Carmel son esprit ancien: ils ne sont point les créateurs de l’école spirituelle carmélitaine, mais tout à la fois ses restaurateurs et ses plus brillantes lumières. Leur gloire ne sera point diminuée, bien au contraire, si l’on montre l’éclat que cette école a jeté, avant leur réforme. Loin de se mettre en opposition avec les premiers siècles de l’ordre, ils s’y sont souvent référés pour y chercher des exemples. Sainte Thérèse recommande à ses filles la pauvreté des premiers pères (Chemin de la Perfection, ch. 2); le souvenir des souffrances qu’ils ont endurées dans la solitude doit être pour les carmélites un encouragement à bien supporter leurs ‘petits maux de femmes’ (ibid., ch. 11). Plus explicitement encore la sainte écrit: “… Nous toutes, qui portons ce saint habit du Carmel, nous sommes appelées à l’oraison et à la contemplation: c’est là notre première institution, nous sommes de la race de ces saints Pères du Mont-Carmel, qui, en si profonde solitude et en si complet mépris du monde, cherchaient le trésor, la perle précieuse dont nous parlons.” (Le Château intérieur. Cinquième demeure, ch. I. Traduction des carmélites du premier monastère de Paris, 1910, p. 128).

M. L. van den Bossche a écrit avec raison que sainte Thérèse avait ajouté au fonds primitif du Carmel la finesse psychologique (Études Carmélitaines, t. 20, p. 234).

2. Éléments primitifs et fondamentaux

L’ordre du Carmel a le privilège insigne d’avoir puisé dès l’origine sa spiritualité à deux sources: l’imitation d’Élie et la vénération de la Sainte Vierge.

a) L’imitation d’Élie. – L’ordre des Carmes, comme son nom l’indique, a pris naissance en Palestine, sur la montagne, célèbre dès l’Ancien Testament par le sacrifice d’Élie et par la grotte où le prophète se retirait lorsqu’il avait accompli ses missions auprès d’Israël: “Abiit autem inde in montem Carmeli” (4 Reg., 2, 25).

Des inscriptions antiques, bien antérieures aux Croisades, attestent que les Byzantins ont vénéré le Prophète au lieu même où, selon la légende, se trouvait l’École des Prophètes, El Chader, au pied de la montagne, du côté de la mer (J. Scholz).

La Règle dit expressément que les ermites étaient réunis plus haut dans la montagne, auprès de la fontaine d’Élie.

Un itinéraire des débuts du XIIIe siècle (Les saints pèlerinages dans Itinéraires à Jérusalem et Description de la Terre Sainte rédigés en français aux XIe, XIIe et XIIIe siècles, éd. H. Michelant et G. Raynaud, Genève, 1882, p. 104) distingue “les hermitains latins que on apele frères dou Carme” habitant auprès du “wadi ain es-Siah”, la fontaine d’Élie, et “les her- [158] mitains dou Carme” qui demeurent près d’El-Chader l’École des prophètes (VI, p. 1043). Beaucoup d’autres itinéraires confirment ces indications et témoignent de la vénération rendue au prophète Élie sur le Carmel. Benjamin de Tudela, qui visita les Lieux­Saints en 1163, nous rapporte que deux fils d’Edom (c’est ainsi qu’il désigne Aymeric et Berthold) ont bâti, auprès de la grotte d’Élie, une chapelle en l’honneur du prophète.

Et le moine grec Jean Phocas, qui fait vers 1177 un voyage en Palestine, nous raconte que, quelques années auparavant, un moine originaire de Calabre avait relevé de ses ruines le monastère du Carmel et qu’il y vivait avec dix compagnons: sur une révélation reçue du prophète il s’était établi là et y avait édifié une chapelle (Descriptio Terrae Sanctae, no 31, PG., 133, 961).

Confirmation ultérieure de ces faits nous est donnée par Jacques de Vitry (Historia Orientalis, cp. 52) relatant que plusieurs Croisés menaient une vie solitaire “à l’exemple et l’imitation du saint et du solitaire que fut le prophète Élie, dans d’étroites cellules, comme des abeilles du Seigneur recueillant dans leur ruche le miel de la douceur spirituelle”. On peut discuter l’authenticité de certains documents de l’histoire ancienne des Carmes, mais de pièces manifestement authentiques, il appert, même à ceux qui rejettent beaucoup d’autres traditions de l’ordre, que la vie spirituelle du Carmel est toute imprégnée de l’esprit d’Élie, et que l’imitation du prophète a donné à l’école carmélitaine son cachet spécial. L’abbé Trithème († 1516) avait donc raison d’écrire: “Elie bien que ce ne soit pas lui qui leur ait donné une règle écrite, a néanmoins été l’exemple et le modèle de la sainte vie des Carmes” (De ortu et progressu et viris illustribus ordinis Carmelitarum … , Coloniae, 1643, p. 17).

Pour le prouver, il n’est pas nécessaire de démontrer historiquement une succession ininterrompue d’ermites, imitateurs d’Élie, sur le Carmel, jusqu’au temps des Croisades. Il suffit que les ermites de 1155 aient pris le prophète pour modèle, et que les témoignages contemporains rendent pour nous certaine cette imitation.

b) La vénération de la Sainte Vierge. – Il faut noter comme une circonstance tout à fait remarquable de la fondation de l’ordre que les premiers ermites se sont réunis autour de la chapelle consacrée à la Vierge: “Sainte Marie du Mont-Carmel”. C’est l’origine de leur nom: tout de suite on les a nommés “les Frères de Notre-Dame du Mont-Carmel”. Nomen fuit omen. Par un dessein particulier de la Providence, le nouvel ordre recevait ainsi, dès ses débuts, son autre cachet: la vénération toute spéciale de la Sainte Vierge. La légende du Bréviaire rapporte que le second prieur général, saint Brocard, dit en mourant à ses frères: “On nous appelle les Frères de Notre­Dame. Veillez à vous rendre dignes de ce beau nom”. Les Pèlerinages por aler en Jherosalem (1220) mentionnent cette “petite yglisse de Notre-Dame” (éd. Michelant et Raynaud, l.c., p. 90); de même Les Chemins et les Pèlerinages de la Terre Sainte (avant 1265, ibid., p. 180). La Descriptio Terrae Sanctae d’un certain Philippin (1283-1291), éd. W.A. Neumann, désigne expressément le “Monasterium S. Mariae Carmeli”. Aussi c’est à bon droit qu’en 1282 le prieur général Pierre Emilien écrit à Edouard Ier d’Angleterre qu’il priera pour lui “auprès du Seigneur et de la susdite [159] glorieuse[3] Vierge pour l’ honneur et la gloire de laquelle l’Ordre a été spécialement institué, au delà des mers” (Bullarium Carmelitanum, Romae, 1715, t. I, p. 606). Le chapitre général de Montpellier (1287) ne s’exprime point différemment (Acta Cap. Gen., éd. Wessels, t. I, p. 7). En 1311, Edouard II, roi d’Angleterre écrit au pape Clément V qu’il a pour les Carmes un attachement tout particulier parce qu’ils ont été fondés en l’honneur de Marie (Bull. Carm., t. I, p. 607). Clement V n’était point d’un autre avis (ibid., p. 55). Un des écrivains les plus célèbres de l’ordre, Jean Baconthorp, commentant à la même époque le Caput tuum ut Carmelus écrivait de la Vierge: “Et quia per Carmelum honoratur et commendatur, dignum est quod in Carmelo ei dato Carmelitas habeat eam specialiter venerantes; et sic habuit ab antiquo” (Speculum Carmelitanum, Anvers, 1680, t. I, p. 164-165). Le même auteur dans son Expositio analogica Regulae Carmelitanae décrit la vie du carme comme une imitation de celle de Marie. Il serait facile de multiplier les témoignages. Il nous suffit d’ajouter que les Carmes, appelés par le peuple ‘Frères de Notre-Dame’, ‘Frauenbrüder’ ou ‘Lieve-Vrouwebroeder’ recevaient comme désignation officielle le titre de ‘Fratres B. M. V. de Monte Carmelo’, auquel des évêques et des papes attachaient des indulgences. La dévotion au scapulaire, l’habit de Marie, contribua, pour sa part, à faire reconnaître dans les Carmes les frères de la Vierge.

Ce double idéal forme la première rubrique des plus anciennes Constitutions qui nous ont été conservées, celles du chapitre général de Barcelone (1324). Nous y lisons que, depuis le temps des saints prophètes Élie et Élisée, dévots habitants du Mont-Carmel, des ermites ont sans cesse recherché cette sainte montagne et aimé sa solitude, pour vaquer à la contemplation des choses célestes: ils y ont bâti une chapelle en l’honneur de la Vierge, ont par là mérité le nom de Frères de N.-D. du Mont-Carmel, reconnu par les papes. S. Albert leur a donné une règle qui a été approuvée. De ces ermites, les Carmes sont les imitateurs et les successeurs. Ainsi l’imitation d’Élie et la vénération de la Sainte Vierge ont été dès l’origine deux éléments spécifiques de la spiritualité du Carmel. Perpétuellement il est rappelé aux Carmes qu’ils doivent imiter ces deux modèles: Élie et Marie. Ils sont les fils d’Élie et les frères de Marie. C’est de là aussi que vient pour le Carmel son orientation mystique.

3. Vocation spéciale à la vie mystique

En 1370, le carme espagnol Philippe Riboti rassemble des documents sur les origines de l’ordre, où la vocation mystique de ses membres est particulièrement affirmée (édités dans le Speculum Ordinis Carmelitani, Venetiis, 1507; et dans le Speculum Carmelitanum, 1680). L’authenticité de ces documents a donné lieu à de très graves discussions, mais aussi à de sérieuses défenses (Voir en particulier B. Xiberta, dans les Analecta ord. Carmel., t. 7, p. 180 et svv). Le recueil renferme: l’Institutio priorum monachorum, attribué au patriarche de Jérusalem Jean XLIV; une lettre du troisième prieur général, saint Cyrille de Constantinople, des environs de 1235; enfin la chronique de Guillaume de Sanvico, dont l’auteur fut un des derniers à fuir le Mont Carmel en 1291, lors du massacre général fait par les Turcs, et assista, en qualité de définiteur de Terre-Sainte, au chapitre général de Montpellier (1287).

Seraient-ils seulement du XIVe siècle, ce qui n’est nullement prouvé, ces documents nous fourniraient [160] encore de très précieux renseignements sur la spiritualité carmélitaine et sur ce qui était, au milieu de ce XIVe siècle, regardé comme la tradition mystique du Carmel et son idéal. Même apocryphe, l’Institutio demeure une paraphrase traditionnelle du règlement de vie dressé par le patriarche Aimeric de Malifey en 1155, d’après le témoignage du dominicain Étienne de Salanhac de la seconde moitié du XIIIe siècle (transcrit par Bernard Gui, O.P., ms. 490 de Toulouse), et auquel il est fait allusion dans le prologue de la Règle de 1205. L’Institutio décrit la vie spirituelle des ermites du Carmel et précise, de façon nette, la double fin de l’ordre, affirme par conséquent dès l’origine l’accession de ses membres aux grâces mystiques, s’ils sont fidèles à leur règle, et si Dieu le juge opportun. “Cette vie,” dit I’lnstitutio (ch. 2), “a une double fin: nous acquérons la première par notre travail et notre effort vertueux, la grâce divine aidant. Elle consiste à offrir à Dieu un cœur saint, exempt de toute tache actuelle de péché. Nous atteignons cette fin quand nous sommes parfaits et dans Carith, ce qui veut dire cachés dans la charité… L’autre fin de cette vie nous est communiquée par un pur don de Dieu: J’entends non seulement après la mort, mais déjà dans cette vie mortelle, goûter en quelque sorte dans son cœur et expérimenter dans son esprit les forces de la divine présence et la douceur de la gloire d’en haut. Cela s’appelle boire du torrent de la volupté de Dieu” (Trad. du P. Jérôme de la Mère de Dieu, La tradition mystique du Carmel, p.15-16). Non seulement la vie purgative et la vie illuminative, mais encore la vie unitive et la contemplation infuse sont clairement proposées comme la fin à atteindre, le but à poursuivre, l’idéal à réaliser, encore que cette union et cette participation à la vie céleste soient déclarées en même temps ‘pur don de Dieu’. Jamais, que je sache, dans aucun ordre, livre fournissant une norme de vie et déclarant la fin vers laquelle doivent tendre ses membres, n’a énoncé de façon aussi formelle la vocation à la vie mystique.

Cette double fin est le ‘duplex spiritus’ demandé par Élisée pour ses élèves et les imitateurs d’Élie. Parfois, on interprète ce double esprit comme la portion double du fils aîné ou comme l’union des vies active et contemplative. Mais plus généralement on admet qu’il s’agit de la contemplation active que la bonté divine couronne par la contemplation passive.

4. Idées propres sur la vie mixte

La Règle, qui met le sommet de la vie spirituelle dans la contemplation active et passive, a de la vie mixte une conception différente de celle que se fait l’école thomiste. Cette dernière résume son idéal dans la formule: ‘contemplata aliis tradere’: pour saint Thomas et les dominicains, couronner la vie contemplative par la vie active est la plus haute perfection. Pour le Carmel, ce serait bien plutôt la consécration complète à la contemplation: il ne faut l’interrompre que par nécessité quand il est besoin d’aller aux hommes et de leur parler de Dieu. Seules la charité pour le prochain ou l’obéissance peuvent être des motifs de quitter Dieu pour la cause de Dieu: ‘Deum propter Deum relinquere’. Comme le prescrit la Règle: “Die ac nocte in lege Domini meditantes et in orationibus vigilantes nisi aliis justis occupationibus occupentur”. On a appliqué à l’ordre du Carmel la parole dite par Notre-Seigneur de Marie­Madeleine et dont l’Église, au jour de l’Assomption, fait l’application à la Sainte Vierge: “Maria optimam partem elegit quae non auferetur ab ea”. La con- [161] templation est pour le Carme ‘la meilleure part’. Cette différence de conception est dans la pratique fort peu sensible: les Carmes se sont rendu compte de la nécessité d’interrompre leur contemplation pour le soin des âmes, et les papes les ont appelés à la prédication, aux missions et à de nombreuses œuvres apostoliques. L’amour du prochain et la soumission au chef de l’Église les ont contraints à la vie mixte: eux aussi livrent à autrui le fruit de leurs contemplations: cet idéal qui leur a été imposé par les circonstances. Toujours l’ordre a cherché à garder au plus grand nombre possible de ses fils son idéal propre: il leur demande, sitôt rempli leur office extérieur, de revenir au plus vite à ce qui est l’objet direct et premier de leur vocation. Nicolas le Français, septième prieur général (1265-1271), qui lui-même quitta sa charge pour la solitude, caractérise bien cette orientation primitive: “Conscients de leur propre imperfection, les ermites du Carmel persévéraient longtemps dans la solitude. Mais comme ils prétendaient être assez utiles au prochain pour ne pas se rendre coupables vis-à-vis d’eux-mêmes, quelquefois, rarement pourtant, ils descendaient de leur ermitage. Ce qu’avec la faucille de la contemplation ils avaient délicieusement moissonné dans le désert, ils allaient le fouler sur l’aire de la prédication et le semer à large main.”

5. La contemplation reste ‘la meilleure part’

Cette orientation n’est point changée. Quand, au milieu du XIIIe siècle, les Carmes passèrent en Europe et prirent rang parmi les ordres mendiants, ils reçurent des papes une direction plus marquée vers la vie active. Saint Simon Stock, alors prieur général, s’efforça de garder à l’ordre, autant qu’il put, son idéal contemplatif. Sur ce point, le Règle ne subit aucune modification, lorsqu’à la demande du saint, Innocent IV l’adapta aux conditions nouvelles de l’existence des Carmes. Celles-ci, il faut bien le reconnaître, étaient pour la vie contemplative une sérieuse menace, et sans doute beaucoup de religieux s’étaient trop adonnés à la vie active. Les deux successeurs de saint Simon Stock regrettent que les Frères ne puissent plus goûter les délices de la contemplation. Le premier, Nicolas le Français, dans une lettre sévère, rappelle en termes emphatiques les traditions et la vocation de l’ordre: Ignea sagitta, la flèche de feu, tel est le titre de cette lettre, destinée à allumer dans le cœur des Carmes la vive flamme d’amour des choses célestes promises et données dans la contemplation (ms. inédit du Collège S. Albert, Rome). Ajoutant l’exemple aux paroles, le prieur général, après six ans de gouvernement, donna sa démission et se retira dans un ermitage. Son successeur, Raoul l’Allemand, n’était pas depuis trois ans en charge qu’il s’en allait, lui aussi, chercher la solitude dans l’ermitage anglais de Hulne, près d’Alnwic. Si l’idéal sublime n’était pas poursuivi dans tout l’ordre avec la même ardeur, cette double retraite montre clairement que la tradition n’était point oubliée par l’autorité la plus haute. Qu’il y en ait eu d’autres pour suivre l’exemple des deux prieurs généraux, c’est ce qu’attestent les Actes du chapitre général de Montpellier (1287) où furent prises diverses mesures pour maintenir dans l’ordre ‘la citadelle de la contemplation’ (arx contemplationis, Acta capit. gener., t. I, p. 9).

6. Amour particulier de la solitude

Bien que les nécessités de l’apostolat eussent fait dévier l’ordre vers une vie toujours plus active, durant les premiers siècles se maintint l’habitude de fonder, suivant la Règle, les [162] couvents nouveaux dans la solitude, encore qu’il eût été permis de choisir d’autres lieux quand il était besoin. En 1254, les Frères refusent la maison que saint Louis leur offrait au centre de Paris et préfèrent celle que le roi leur donne en dehors de la ville (Joannes ab Hildesheim, Defensorium dans le Speculum Carmelitanum, t. I, p. 153). Un décret de Jean XXII ordonne la translation de dix couvents dans des villes, afin que les Carmes puissent plus aisément vaquer au soin des âmes. Au début du XIVe siècle encore, Jean Baconthorp, l’autorité scientifique la plus élevée de l’ordre, à cette époque, fait l’apologie des fondations dans la solitude: il exalte le recueillement de la cellule par l’exemple de la Vierge qui par ses prières dans la retraite de Nazareth mérita de concevoir le Fils de Dieu.

De la persistance de ces couvents solitaires, asiles de la contemplation, nous avons la preuve, par exemple, dans la vie de saint André Corsini, évêque de Fiesole († 1366): c’est dans une maison de ce genre qu’il se retire pour sa première messe et qu’il obtient sa première grâce mystique, une vision de la Sainte Vierge (A. S., 30 janvier, p. 1067). Au siècle suivant, le B. Ange Augustin Mazzinghi († 1438) fonde des ermitages et la réforme qu’il instaure n’a point d’autre but que de rendre à l’ordre sa gloire mystique.

Ce n’est point seulement la Règle, mais toutes les Constitutions qui recommandent la retraite: la cellule est le sanctuaire où chacun vit avec Dieu et monte vers lui. Sans ‘déserts’, point de province complète et prospère, même sous la règle mitigée. C’est que, pour le Carme, la solitude est l’expression du détachement du monde et de l’appartenance à Dieu. La pauvreté a de même une signification qui diffère du sens que lui attachent par exemple les Franciscains: tandis que les Mineurs la regardent surtout comme une imitation du Christ et une opposition au monde, les Carmes l’envisagent principalement comme une conséquence de leur adhésion à Dieu dans la contemplation des choses célestes. La négliger serait le signe que l’on est moins uni à Dieu et que l’on préfère les occupations inférieures. La pauvreté se trouve ainsi étroitement liée à la solitude dans la recherche de la contemplation: “Quam sordet mihi tellus dum caelum aspicio.”

7. Exercice de la présence de Dieu

Le livre de l’Institutio attache une importance particulière à l’exercice de la présence de Dieu, inspiré par la parole du prophète Elie: “Vivit Dominus in cujus conspectu sto”.

Cet exercice est un moyen très efficace pour vivre avec Dieu et méditer sa loi “die ac nocte”, comme le prescrit la Règle. Une de ses formes originales c’est la dévotion à la Sainte Face de Notre-Seigneur, suivant de ses regards les prières et les occupations quotidiennes des moines. Entre autres témoins de cette pratique signalons dans les églises de Mayence et de Francfort-sur-le-Mein les images de la Sainte Face peintes sur les voûtes du presbyterium et entourées de textes qui rappellent la présence de Dieu.

Le Frère Laurent de la Résurrection († 1691) était donc bien dans la tradition carmélitaine quand il écrivait La Pratique de la Présence de Dieu (publiée à Paris, 1692) traduite en plusieurs langues et célèbre dans le monde entier. Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus en a renouvelé la dévotion. Des peintures de la Sainte Face se retrouvent dans beaucoup de Carmels.

8. Adoration et vénération du Très Saint Sacrement

[163] Il va de soi qu’en parlant de la tendre dévotion des Carmes pour le Sacrement de l’autel, nous ne voulons point dire qu’elle leur est particulière, mais seulement en signaler quelques aspects plus remarquables. Ils ont toujours vu un symbole de l’hostie sainte dans la nourriture merveilleuse qu’un ange indiqua à Élie et qui réconforta de telle façon le prophète qu’il put traverser le désert et parvenir jusqu’au mont Horeb. L’Eucharistie est la force qui leur permet d’accéder à la contemplation. La Règle déjà prescrit l’assistance quotidienne à la Messe et la construction de l’oratoire au milieu des cellules. L’histoire de l’Ordre fournit d’admirables modèles de cette dévotion. Saint Pierre Thomas († 1365) procureur général auprès des papes d’Avignon, patriarche de Constantinople, légat apostolique de Clément VI en Orient lors de la croisade contre Alexandrie, ne se trouvait point empêché par les multiples occupations d’une vie si laborieuse de passer plusieurs heures chaque nuit devant le Saint-Sacrement: on l’y trouvait souvent absorbé dans l’adoration. Le grand réformateur des Carmes au XVe siècle, le B. Jean Soreth prieur général († 1471), au péril de sa vie, arracha le Saint-Sacrement aux mains de sacrilèges et le sauva d’une église en flammes. A la fin du même siècle, le B. Barthélemy Fanti, maître des novices à Mantoue et qui compta parmi ses disciples le B. Baptiste Spagnoli enseignait à ses novices qu’on ne peut être bon carme sans une dévotion spéciale au Saint-Sacrement: il guérissait les malades avec l’huile de la lampe de l’autel. Ce qui décida sainte Madeleine de Pazzi à entrer au Carmel de Florence, c’est, chose bien rare à l’époque, I’ usage reçu dans ce couvent de la communion quotidienne. Les Carmes ont beau être l’un des ordres mendiants, leurs Constitutions exiger dans les monastères la plus grande simplicité: pour les églises et le culte eucharistique la magnificence fut toujours permise. Les actes de fondation de plusieurs maisons donnent comme motif d’érection le désir d’assurer la splendeur des cérémonies liturgiques. Dans les églises carmélitaines, représentée par la peinture ou la sculpture, la scène d’Élie au désert est traditionnelle.

9. Résonance de l’idéal chevaleresque

Par les formules dans lesquelles elle s’exprime dans la Règle, la spiritualité carmélitaine conserve la résonance de l’idéal chevaleresque des Croisés qui l’ont établie, à peu près de la même façon que les Exercices de saint Ignace gardent dans leur affabulation quelque chose de l’idéal militaire du chevalier de Pampelune. Élie y est vénéré comme le champion audacieux de la cause de Dieu: “Zelo zelatus sum pro Domino Deo exercituum.” On y trouve décrites les six pièces de l‘armure spirituelle. La ceinture est le symbole de la pureté, indispensable à qui veut arriver jusqu’à la sainte montagne de la vision de Dieu: “Beati mundo corde quoniam ipsi Deum videbunt.” Le corselet qui protège les parties nobles du corps représente les bonnes pensées: “Cogitatio sancta servabit te”. La cuirasse qui couvre tout le corps désigne la justice, la vie bien réglée, l’observation des commandements et des devoirs quotidiens. Le bouclier, c’est la foi; car la foi vivante est la meilleure protection de la vie spirituelle. Le casque symbolise l’espérance, la confiance en Dieu, qui nous donne le droit de marcher la tête haute et libre. Enfin l’épée indique la parole de Dieu qui, comme un glaive à deux tranchants nous vient en aide et nous sert de défense dans toutes nos difficultés. [164]

10. Milieu harmonieux entre la contemplation infuse et la contemplation acquise

D’après l’ancienne tradition exprimée dans I’Institutio, les Carmes ont admis que l’homme peut tendre aux grâces mystiques, arriver à la présence de Dieu, que le religieux de l’ordre est par vocation spéciale appelé à ce sommet. Élie, soutenu par une nourriture céleste, est parvenu dès cette vie, à la vision de Dieu. Réconforté par l’Eucharistie, le Carme s’efforce, en traversant le désert de ce monde, d’atteindre l’Horeb de la contemplation. Bien que la tâche soit ardue, leur ambition est de suivre leur Père jusque-là. Réaliser cet idéal est impossible sans un don gratuit de Dieu. Mais ce n’est là qu’un motif de plus d’estimer leur vocation et celle de l’ordre tout entier, une exhortation à écarter tout obstacle qui les rendrait indignes de ce dessein de Dieu sur eux.

Les Constitutions anciennes sont là-dessus en parfaite conformité de vue avec l’Institutio et aussi les écrivains les plus considérés dans l’ordre, comme Jean Baconthorp ou Jean de Hildesheim. La grande diffusion de I’Institutio, qui a été regardé comme le manuel de la vie spirituelle carmélitaine, prouve au moins qu’à partir du XIVe siècle, les Carmes estimaient leur vie religieuse comme un exercice constant de vertu et une préparation aux grâces mystiques qui en sont le couronnement. Mais loin de s’enorgueillir de cette vocation sublime, ils bâtissent leur édifice spirituel sur le fondement solide de l’humilité, remplis d’admiration pour la surabondante bonté divine qui, dès cette vie, récompense ses élus.

11. Connexion intime des éléments sensibles, intellectuels et affectifs de la contemplation

Dans la contemplation les Dominicains ont considéré l’élément intellectuel comme le plus important, tandis que généralement les Franciscains ont accordé la prépondérance à l’élément affectif et sensible. Les premiers insistent sur la vision; les seconds plutôt sur l’amour séraphique dont leur Père a été le chantre si éloquent. Le Carmel tient le milieu entre ces deux écoles: il renferme beaucoup de disciples et d’admirateurs de saint Bernard, mais chez eux l’affection du cœur et la représentation sensible des mystères de Dieu s’unissent parfaitement aux considérations rationnelles et se lient intimement avec la contemplation intellectuelle. Il s’y rencontre aussi des élèves et des admirateurs d’Eckart, mais plus pondérés que leur maître, très prompts à combiner l’abstraction intellectuelle la plus élevée avec les images sensibles et l’amour le plus tendre. Nous en avons un exemple dans les sermons d’Henri Hane, qui n’est autre que Henri de Hanna († 1299), le fidèle auxiliaire de saint Simon Stock dans la diffusion de l’ordre en Angleterre, dans les Pays-Bas, en Allemagne et en France. Ils nous sont conservés dans un manuscrit d’Oxford qui porte le titre de Paradisus animae intelligentis, et dont P. Strauch a édité le texte (Berlin, Weidmann, 1919). Ils renferment plus d’une image qu’on retrouve dans les œuvres de sainte Thérèse: la sainte n’a certes pas connu les sermons d’Henri Hane mais tous deux puisaient à la même tradition. Le carme a subi l’influence d’Eckart mais il s’est mis en garde contre les expressions trop hardies du grand mystique dominicain. On a donné quelquefois à l’école carmélitaine le nom d’école éclectique. Plus justement on dira qu’elle tient le milieu entre les écoles intellectuelles et les écoles affectives: c’est la raison pour laquelle elle a [165] exercé une si considérable influence sur la dévotion populaire, particulièrement au XVe siècle. La grande sainte Thérèse et saint Jean de la Croix sont restés fidèles à cette tradition d’éviter les extrêmes, et d’harmoniser la vie spirituelle, encore que sainte Thérèse penche vers l’école affective et saint Jean de la Croix vers l’école intellectuelle: la synthèse de leur mystique, qui restera la gloire du Carmel, est une connexion harmonieuse des divers éléments de la contemplation, que nous trouvons ébauchée dans l’école carmélitaine médiévale.

Un autre témoin autorisé de l’école au début du XIVe siècle est Sigbert de Beka, fondateur du couvent de Gueldre, plus tard provincial d’Allemagne, docteur de Paris, qu’ont rendu célèbre l’Ordinale ordinis et une explication de la Règle. Il voit dans l’amour parfait la consommation de la vie contemplative à condition qu’il se joigne à une connaissance douce et savoureuse de la bonté de Dieu. Connaissance d’ailleurs qui peut être seulement habituelle ou implicite. Il est donc partisan, lui aussi d’une combinaison harmonieuse de l’action de l’intelligence et de la volonté (Quodlibet I, quaest. 6, art. 3, dans le ms. Vat. Borqh. 39).

12. Déclins et réformes

L’expansion de l’ordre, les nécessités croissantes de l’apostolat, et par suite le séjour prolongé de beaucoup de religieux en dehors des couvents contribuèrent à multiplier les fondations au centre des villes et firent pénétrer les principes du monde dans la vie monastique. La solitude fut moins pratiquée, la pauvreté s’affaiblit: les études elles-mêmes furent une cause de décadence en créant des privilèges funestes à l’observance régulière et en exemptant de la vie commune les membres les plus distingués de l’ordre. Le schisme d’Occident ouvrit la porte aux mitigations. Cependant il restait des observateurs de la Règle, fidèles jusqu’à la sainteté: saint Pierre Thomas, dont nous avons déjà parlé, qui fut un des fondateurs de la Faculté de théologie de Bologne, était un Français, du Périgord; saint André Corsini, en Italie; en Allemagne, Jean de Hildesheim († 1375), qui, dans son Historia trium Regum, garde de façon si remarquable les traditions de l’ordre; et à côté de lui, Henri de Hanna, le représentant parmi les carmes de l’école eckartienne; en Angleterre, les traducteurs carmes des œuvres de l’ermite Richard Rolle de Hampole. En Angleterre comme en Italie, des ermitages se fondent à cette époque qui prouvent que la tradition ancienne n’est point oubliée tout à fait.

Ce qui est remarquable, c’est que l’ordre a assez de vitalité, après une période de déclin, pour restaurer l’idéal primitif. Jamais d’ailleurs la décadence n’est telle qu’il ne subsiste quelques couvents où se conserve intacte la Règle première. Les réformes qui s’y opèrent çà et là pour le plus grand bien des âmes dans l’une ou l’autre province empêchent l’ordre de perdre son orientation initiale. Lorsque les papes, au début du XVe siècle, mitigèrent la règle, un groupe de couvents italiens de la région de Mantoue restent fidèles à l’esprit primitif, et, approuvés d’ailleurs par l’autorité pontificale, s’organisèrent en une congrégation qui devait être très florissante. Parmi ses membres les plus célèbres, avec le B. Ange-Augustin Mazzinghi, prédicateur très renommé qui donnait à la solitude et à la contemplation tout le temps libre qui lui restait, citons le B. Baptiste Spagnoli († 1517), grand humaniste, six fois vicaire-général de la congrégation de Mantoue [166] et qui fut prieur-général de l’ordre entier: ses poèmes néoclassiques chantent la Vierge et les saints de l’ordre, mais aussi la vie contemplative que par tous ses efforts il essaye de maintenir.

D’autres réformes de même genre s’établissent à Albi (1499), au Monte Oliveto (1516). Mais le réformateur le plus important de tous est le B. Jean Soreth qui pendant vingt ans fut prieur-général (1451-1471). (Benoît-Marie de la Sainte-Croix. Les réformes dans l’ordre de N.-D. du Mont-Carmel dans les Études Carmélitaines, octobre 1934, p. 155-195).

13. Mitigation de la Règle. Appel à l’oraison mèthodique. Le B. Jean Soreth

La mitigation de la règle porta surtout sur deux points. Le premier fut la restriction de la solitude. On concédait aux Carmes une vie moins érémitique, une vie qui les mêlait davantage à la vie du peuple. Mais on n’abandonnait point pour autant la fin primitive de l’ordre: les Constitutions nouvelles au contraire recommandent explicitement le recueillement, insistent sur la place à faire à l’oraison et à la contemplation, comme si les dangers qui menacent l’esprit de prière avaient rendu plus vive la conscience des destinées de l’ordre et excité à prendre les mesures nécessaires à en assurer la réalisation. Perpétuellement on répète, “Oratio Carmelitarum pars optima”; les Carmes doivent garder la vie contemplative comme un trésor et la vie active ne doit pas lui être un obstacle. Il y a des rapports étroits entre la réforme du B. Jean Soreth qui séjournait ordinairement à Liège et s’était lié avec le duc de Bourgogne, et la propagation de la Dévotion moderne dans les Pays-Bas. Celle-ci a été la grande vulgarisatrice de l’oraison méthodique, de la méditation réglée, d’une prière mentale plus accessible au grand nombre parce qu’elle utilise davantage l’imagination et la mémoire sensible. La grande dévotion carmélitaine à Marie s’harmonisait parfaitement avec les grands thèmes spirituels de la Dévotion moderne, à savoir l’imitation du Christ, la méditation de la vie et de la passion du Sauveur. Les Carmes ont été des apôtres de la dévotion à saint Joseph, à sainte Anne, à saint Joachim, à l’Enfance de Jésus, à la sainte Face. Pour faciliter la méditation des mystères du Christ, plusieurs d’entre eux ont écrit des itinéraires de Terre Sainte, où l’imagination a plus de part que le réel, mais qui ont exercé sur la piété une action considérable. C’est dans un de ces itinéraires, celui de Jean Pascha († 1530), prieur de Malines, Een devote maniere om een gheestelijke Pelgrimage te trecken tot den heylighen Lande, Louvain, 1563, que nous trouvons la plus ancienne formule de notre chemin de croix actuel, avec ses quatorze stations. Les poètes carmes rapportent de pieuses légendes sur le séjour de la Vierge et de l’enfant Jésus au Carmel, lors du retour d’Egypte. Plusieurs saints de l’ordre sont représentés avec l’enfant Jésus dans les bras; saint Albert de Sicile († 1306), la Bienheureuse Jeanne Scopelli († 1491). L’Historia trium regum, si largement répandue au XVe siècle, a contribué à propager la dévotion à Jésus­Enfant. Jean Soreth a été l’homme providentiel. Son Expositio paraenetica in Regulam Carmelitarum écrite en 1455 (éd. Constantino ab Immaculata Conceptione, Audomaropoli, 1894) tout en étant animée de l’esprit ancien, adapte la vie de l’ordre aux circonstances nouvelles. Français, il a subi l’influence des Victorins et de saint Bernard; mais, de toute évidence, il est acquis à la Dévotion moderne et à la méditation sys- [167] tématique. La méditation, pour lui, a un triple objet: 1° le livre de la nature, dans lequel Dieu nous enseigne tant de mystères et que nous devons admirer parce qu’il nous révèle la loi de Dieu, sujet ordinaire, d’après la Règle, des considérations du Carme; 2° le livre de l’Écriture sainte qu’il lui faut lire constamment, parce qu’il a été écrit pour nous et qu’il renferme la loi de Dieu; 3° le livre de vie que Dieu écrit de chacun de nous et qui nous apprendra comment nous observons la loi de Dieu. Il y a ainsi trois formes de méditation distinctes, mais qui peuvent se combiner l’une avec l’autre. Remarquable est dans l’Exposition de la Règle, l’insistance sur la pratique des vertus et l’exercice de la méditation. Mais ce qui est peut­être plus étonnant, c’est que ce partisan de la Dévotion moderne ait si fortement parlé de la vision de Dieu et des grâces mystiques sur lesquelles les auteurs de cette école sont, en général, fort réservés. La lecture de l’Écriture sainte, qui est la loi de Dieu, doit, en particulier, nous remplir d’allégresse de ce que Dieu habite en nous par sa grâce, et que nous puissions progresser, comme des géants, entraînés par le pur amour et par la joie que nous cause notre élection, bien au-delà de nos obligations strictes. La prière n’est point un oasis dans le désert de la vie; c’est toute la vie. Durant les heures de méditation, nous préparons la nourriture qui nous soutient toute la journée et rend continuelle notre oraison. Il est à noter que ces développements sur la méditation méthodique servent d’explication au passage suivant de la Règle: “die ac nocte in lege Domini meditantes et in orationibus vigilantes”; car, de la sorte, l’activité apostolique est subordonnée au but premier de l’ordre qui est la conversation avec Dieu. Ainsi providentiellement l’action extérieure procède de l’union à Dieu mais ne doit pas l’interrompre.

14. La mitigation de la Règle et l’abstinence

Le second point sur lequel porta la mitigation fut l’abstinence. La Règle mitigée permit l’usage de la viande trois ou quatre jours par semaine. Ce n’est pas là une dérogation à la Règle primitive aussi importante qu’on le dit quelquefois. Une des explications les plus autorisées de la Règle, celle de Sigbert de Beka († 1333) raconte qu’au moment où les Carmes transplantés en Europe cherchaient à adapter la Règle à leurs besoins nouveaux, avant de la présenter à l’approbation du pape Innocent IV (1247), ils se demandaient s’il ne leur fallait pas plutôt s’abstenir de vin, influencés peut-être par la règle de Saint Benoît qui promet des bénédictions à ceux qui se privent de vin. Ils étaient là-dessus d’accord avec les rédacteurs de la Règle primitive qui, toujours d’après Sigbert, suivirent l’exemple des Réchabites et des Esséniens, par eux vénérés comme leurs prédécesseurs et leurs modèles. Ceux-ci ne s’abstenaient pas de viande parce qu’ils devaient prendre part aux sacrifices du temple. C’est en vertu d’un principe analogue que saint Albert, le rédacteur de la Règle de 1205, prescrit l’abstinence de viande et non celle du vin, matière du sacrifice du Nouveau Testament. En 1247, ce furent les deux dominicains institués par Innocent IV réviseurs de la Règle, le cardinal Hugues de Saint-Cher, et Guillaume, évêque de Tortose, qui décidèrent l’abstinence de viande. Ils admettaient d’ailleurs la possibilité de la dispense.

Episode significatif. Toujours la spiritualité carmélitaine insistera plus sur l’abstinence en général [168] comme fondement de la vie spirituelle que sur la forme spéciale de la pratiquer.

15. Fondation des Carmélites sous la Règle mitigée

Bien que, dans les siècles précédents, des femmes dévotes aient cherché à entrer en contact intime avec telle ou telle maison de l’ordre, comme les recluses qui accotèrent leurs cellules aux églises des Carmes, telle sainte Jeanne de Toulouse (XIIIe siècle), c’est en 1453 seulement que les Carmélites furent officiellement fondées par le Bienheureux Jean Soreth, avec l’approbation de Nicolas V. L’intention du prieur général n’était pas de créer un ordre nouveau, mais de confirmer la vocation de l’ordre existant en lui adjoignant un groupe de membres qui se consacreraient entièrement à sa fin première, la vie contemplative. La Règle mitigée sous laquelle il les fonda ne fut point un obstacle à une observance régulière, à une vie pauvre, solitaire, toute de prière et d’union à Dieu. Le couvent des Couets près de Nantes est resté particulièrement célèbre par ses beaux exemples. Dirigé à ses débuts par la Bienheureuse Françoise d’ Amboise, duchesse de Bretagne que Jean Soreth lui-même avait admise au Carmel, il était après cent ans d’existence, demeuré si fervent que sa réputation était venue jusqu’en Espagne. Sainte Thérèse sans doute pensait aux Couets, quand elle se proposait de partir pour un couvent du Nord, afin d’y vivre plus fidèlement selon les traditions de l’ordre (Vie écrite par elle-même, ch. 31).

Des Pays-Bas et de Rhénanie, la fondation nouvelle se répandit bientôt en France, en Espagne, en Italie; à Florence, sainte Marie Madeleine de Pazzi obtint pour elle-même d’observer la rigueur primitive. Les fondations du Bienheureux Soreth se distinguaient par un amour tout particulier de la simplicité, de la pauvreté, de la solitude et de la prière. La clôture y était moins sévère qu’elle ne le sera après le concile de Trente: aux Pays-Bas et en Rhénanie, elle était plus stricte; beaucoup plus large, en Espagne.

16. Les affinités de l’École Carmélitaine avec Ruusbroec et la Dévotion moderne

Une circonstance qui favorisa la fondation des Carmélites fut la légation et la visite canonique du cardinal Nicolas de Cues en Allemagne et aux Pays-Bas (1451), dans laquelle il décréta que les femmes dévotes, vivant en communauté dans plusieurs villes, mais sans règle déterminée à l’exemple des Sœurs de la vie commune, auraient à choisir une règle approuvée et à s’adjoindre à un ordre existant. Un groupe de femmes qui étaient sous la direction des Carmes de Gueldre et habitaient près de leur église, demandèrent l’affiliation à l’ordre de N.-D. du Mont Carmel. Ce fut pour le prieur général l’occasion de solliciter auprès de Nicolas V la permission d’établir, auprès du premier ordre des Frères, un second ordre de femmes. On sait que, compagnon du cardinal de Cues, Denys le Chartreux de Ruremonde, capitale de la Gueldre, est l’auteur de plusieurs traités sur la vie des sœurs et sur la réforme de leurs couvents. Ces détails nous expliquent un peu les affinités de l’Institut des Carmélites avec la Dévotion moderne. La Chartreuse, elle aussi, a été pour le Carmel un maître spirituel. L’histoire nous apprend combien les chartreux ont favorisé la mystique de Ruusbroec et en général la spiritualité de la Dévotion moderne: par leur amour de la solitude et de la vie contemplative, ils ont servi d’exemples et de stimulants aux Carmes qui aspiraient à une observance plus stricte. [169] Il n’y eut point seulement entre les Carmélites, leurs Pères spirituels et les maîtres de la Dévotion moderne un contact occasionnel: il y avait entre eux sur plus d’un point communauté d’esprit. Le P. Martin S.J. a démontré, de façon éclatante, que la terminologie et les images de Ruusbroec et de sainte Thérèse étaient en relation étroite et parfois identiques. Nous avons constaté plus haut des rapports analogues entre le Bienheureux Jean Soreth et les écrivains de la Dévotion moderne. Il y a là, ce semble, un nouvel indice très significatif de la position moyenne et conciliatrice que l’école carmélitaine a prise entre les différentes écoles.

17. La stricte observance sous la Règle mitigée. La réforme de Touraine et Jean de Saint-Samson. L’aspiration

La réforme de sainte Thérèse, entreprise avec l’assentiment du prieur général et du provincial de l’ordre, aboutit après diverses péripéties à une séparation de la branche réformée. Mais ce résultat, il faut l’attribuer à des circonstances fortuites et non point à une opposition formelle. Ce qui prouve qu’ancienne et nouvelle observance ne vivaient pas d’un esprit opposé, c’est qu’en France, fort peu de temps après la réforme thérèsienne, une réforme assez austère parvenait à s’introduire sous la juridiction commune. Dès les premières années du XVIIe siècle, les PP. Jean Béhourt et Philippe Thibaut († 1638) commencèrent à Rennes, dans la province carmélitaine de Touraine, une ‘observance plus stricte’, dont un frère laïque aveugle, Jean de Saint-Samson († 1637), fut l’âme et le grand auteur mystique: c’est à bon droit que H. Bremond le nomme le saint Jean de la Croix des Carmes chaussés. (Histoire littéraire du sentiment religieux, t. 2, p. 363-393. – G. Chaplot, La réforme carmélitaine de Touraine. Albi, 1936). Il est remarquable que cette réforme, inspirée sans doute par celle de sainte Thérèse, se réclame des traditions anciennes. Dans les traités que dicte le mystique aveugle, il est fait appel, de façon beaucoup plus explicite que dans les œuvres des deux réformateurs espagnols, aux coutumes primitives de l’ordre. De sorte que, pour nous renseigner sur l’esprit et les traditions de l’école carmélitaine, nous pouvons consulter aussi bien les œuvres spirituelles des mystiques de Touraine que les grands travaux historiques ou spirituels, publiés durant le même siècle par les Carmes de l’ancienne observance, principalement en Belgique: le Speculum Carmelitanum (Anvers, 1680) et le Vinea Carmeli (Anvers, 1662) du P. Daniel de la Vierge Marie († 1678), véritables arsenaux de documents anciens, et l’lntroductio in terram Carmeli (Bruxelles, 1659), du P. Michel de saint Augustin († 1684).

Jean de Saint-Samson insiste très fortement sur la vocation mystique des Carmes. La vie active ne doit point avoir la première place. Rappelant que la Règle exige une vie de prière, il choisit aussi cette prière: “se perdre dans l’objet de sa contemplation, Dieu et les choses de Dieu”. Sans doute, il y a nécessité de prêcher, d’étudier, d’agir, mais en raison des dangers qu’apporte l’activité extérieure, il faut que les jeunes scolastiques s’exercent intensément à ce qui fait l’objet principal de leur vocation, et s’établissent solidement dans la pratique de la méditation et de la contemplation. La contemplation est bien un pur don de Dieu: mais il importe que, de notre part, nous écartions tous les obstacles et pratiquions les vertus de façon à nous trouver dans les dispositions que Dieu exige [170] avant de nous donner ses faveurs mystiques. Dans cette doctrine, l’action humaine joue un rôle considérable: à ses degrés supérieurs, la contemplation reste un don absolument gratuit. Ainsi toujours l’équilibre est gardé entre l’école de la contemplation acquise et celle de la contemplation infuse. Jean a soin de noter que la perfection ne consiste point dans les phénomènes extatiques, mais dans l’union à Dieu qui habite en nous. Ce feu, qui brûle en nous, nous embrase et la flamme de notre amour s’unit avec la charité divine qui enflamme notre cœur.

Il est nécessaire que les Carmes comprennent cette vocation et s’y préparent. Comme moyen de parvenir aux dispositions requises par Dieu, Jean conseille une forme de prière qu’avait mise surtout en honneur le franciscain Henri Herp, je veux dire l’aspiration. Elle a quatre degrés: aspirer Dieu, respirer Dieu, vivre en Dieu, vivre de Dieu. Tout remplis de Dieu, il nous faut sans cesse avoir faim et soif de Dieu, ouvrir la bouche pour inhaler Dieu. Nous devons commencer par nous offrir à Dieu, nous et toute créature. Comme l’indiquait déjà le Bienheureux Jean Soreth la contemplation de la nature doit nous élever à Dieu. Mais il ne faut point nous attarder à l’admiration des merveilles de la nature: ce n’est qu’un échelon par lequel il faut monter. A la vue des richesses de Dieu, prions-le qu’il nous enrichisse, à mesure qu’il se donne à nous, il nous rend sans cesse plus semblables à Lui. Nous devons collaborer à son action en nous unissant toujours plus intimement à Lui; et perpétuellement nous réjouir de cette union à Dieu. Il faut – c’est la comparaison ancienne de la “scintilla animae” – que le royaume de Dieu qui est en nous, s’étende sans relâche et finisse par nous occuper totalement. (I. Brenninger, O.Carm., Joannes a S. Samsone de animo et ingenio Ord. Carm. dans les Analecta Ord. Carm., t. 89, p. 11-64; cf. t. 8, p. 261-327 et 225-258).

18. Deux branches du même tronc

A regarder de haut le Carmel, ses deux branches se réunissent à leurs sommets. Et malgré la séparation qui existe sur le tronc, les deux rameaux entremêlent leurs feuilles et leurs fleurs sans qu’on puisse distinguer celles qui appartiennent à l’un de celles qui appartiennent à l’autre. Le chantre aveugle de Rennes, le Vénérable Jean de Saint-Samson, n ‘a pas une mélodie différente de celle du chantre inspiré prisonnier au carmel de Tolède, parce que tous les deux répètent ce que I’Institutio primorum monachorum avait inculqué aux Carmes des premiers siècles, à savoir que tous, Carmes et Carmélites, Frères et Sœurs de l’Ordre de N.-D. du Mont-Carmel pour être fidèles à leur vocation, doivent s’efforcer de monter, sous la conduite du saint ermite et prophète Élie, à travers le désert de cette vie, jusqu’au mont Horeb de la vision de Dieu, réconfortés par la nourriture divine qui leur est montrée sur l’autel.

1. SourcesBullarium Carmelitanum, 4 vol., Romae, 1715-1768. – Cosmas de Villiers, O.Carm., Bibliotheca Carmelitana, Aurelianis, 1752; reed. G. Wessels, Romae, 1927. – Saeculum Carmelitanum, ed. J.-B. de Cathaneis, Venetiis, 1507.– Daniel a Virgine Maria, Vinea Carmeli, Antwerpiae, 1662; Speculum Carmelitanum. 2 vol., Antwerpiae, 1680. – Acta capitulorum generalium Ordinis Fratrum B.V. Mariae de Monte Carmelo, 3 vol. ed. G. Wessels, Romae, 1914-1936).– Monumenta historica Carmelitana ed. Ben. Zimmermann, Lirenae, 1907. – [Jean Népomucène de Saint-Pierre], Histoire de l’ordre de N.-D. du Mont-Carmel sous ses neuf premiers prieurs généraux, Maestricht, 1798. [171]

2. Travaux historiques – B. Zimmermann, art. Carmes DTC; art. Carmelite, CE. – B. M. Xiberta – De scriptoribus scolasticis saeculi XIV ex ordine Carmelitarum, Louvain, 1931. – L. Van den Bossche, Les Carmes, Paris, 1930. – C. Martini, Der deutsche[4] Carmel, Bamberg, 1922-1926. – Nombreux articles historiques dans les Analecta Ord. Carmel., Rome, depuis 1908.

Sur les discussions touchant l’imitation élianique, cf. H. Delehaye, A travers l’œuvre des Bollandistes, 1615-1915. Bruxelles, 1920, p. 125 et suiv. – P. E. Magenis, The Life and Times of the Prophet of Carmel, Dublin, 1925. – C. Kopp, Elias u. Christentum auf dem Karmel, Paderborn, 1929 (critique par B. Xiberta, Anal. ord. Carm., t. 7, p. 180-211). – Patrick de Saint-Joseph. Les traditions monastiques des Carmes, dans les Études Carmélit., 1911, p. 279-299; Le livre de Jean de Jérusalem dans les Études Carmél., 1913, p. 365-386. – Marie-Joseph du Sacré-Cœur, La tradition du Carmel sur te culte de la Très Sainte Vierge dans l’Institut prophétique d’Élie, dans les Études Carmél., 1911, p. 177-195.

3. Études de spiritualité

a) générales – T. Brandsma, O.Carm., Carmelite Mysticism. Historical Sketches, Chicago, 1936. – Vita Carmelitana. Doctrina conventus Magistrorum Novitiorum ord. Carmel. diebus 3-8 octobr. 1932, Romae in collegio S. Alberti habiti. Romae, 1933; trad. anglaise, L. J. Wetter, O.Carm., Chicago, 1934. – Michael a S. August., Introductio ad vitam internam, ed. G. Wessels, Romae, 1929.– Jérôme de la Mère de Dieu, La Spiritualité Carmélitaine, Balan-Sedan.

b) particulières – L. J. Walter, Rectis corde: The Carmelite Method of Prayer, Chicago, 1933. – Benoit-Marie de la Sainte-Croix, O.C.D. [Zimmermann], Les saints déserts des Carmes déchaussés, ch. 1-3, Paris, 1927. – L.C. Diether, O.Carm., Imitation of Mary or a brief Commentary on the Carmelite Rule, Chicago, 1928. – L. J. Walter, O.Carm., Totus Marianus, Chicago, 1933. – Marie-Joseph du Sacré-Cœur, Le culte de Saint Joseph et le Carmel, dans les Études Carmél. , 1911, p. 81-92. – P. Gabriel ab Annuntiatione, De Carmelitarum cultu SS. Annae et Joachim dans les Analecta O.Carm. Disc., t. 7, p. 104-151.

Titus Brandsma, O.Carm.

 


  1. Titus Brandsma, ‘Carmes (Spiritualité de l’Ordre des). En dehors de la réforme de Sainte Thérèse’, Dictionnaire de Spiritualité, ascétique et mystique, doctrine et histoire (Paris 1937) fasc. VII (Cabasilas-Cassien), c. 156-171. The NCI preserves a carbon copy of a typescript (NCI Box 27-18.000) which appears to be of a later date (someone has retyped the text of the publication) and therefore it is neglected for this edition.
  2. The article on ‘L’Ecole mystique thérésienne’ is written by P. Gabriel de Sainte-Marie-Madeleine, OCD (c.-171-209).
  3. In the publication: ‘lorieuse’.
  4. In the publication: ‘detische’.

 

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Published: Titus Brandsma Instituut 2020